Critique
Lorsque l’on franchit le seuil d’une salle où sont exposées les toiles de Jean-Pierre Lépy, on est saisi par une impression paradoxale : une intensité qui ne cherche pas a séduire immédiatement, mais qui s’installe peu a peu, par strates, par vibrations. Son travail ne se donne pas en surface ; il appelle le regard à la patience, à l’écoute intérieure. C’est précisement cette dimension méditative qui rapproche Lépy de deux figures majeures de la peinture ameéricaine du XXe siècle : Mark Rothko et Barnett Newman.
J’ai eu la chance de contempler leurs ceuvres au Musée d’art moderne de New York il y a quelques semaines, lors de mon séjour estival aux Etats-unis, et cette expérience a profondément éclairé mon regard sur la démarche de JP Lépy. Devant Rothko, par exemple, l'impression n’est pas celle d’un simple tableau abstrait : ses grands aplats de couleur, suspendus dans une sorte d’équilibre fragile, enveloppent le spectateur. On n’est plus face à un tableau, mais au coeur d’une expérience spirituelle. Rothko cherchait à créer un espace de recueillement, une rencontre silencieuse entre la toile et celui qui la regarde.
Chez Barnett Newman, la sensation est différente mais tout aussi radicale. Ses grandes surfaces de couleur, traversées par les fameuses « zips » — ces bandes verticales qui fendent la toile — provoquent une expérience presque physique. Newman parlait de sa volonté de susciter le « sublime », non pas au sens romantique, mais comme une confrontation directe avec l'immensité, l'absolu. Ses toiles n’étaient pas décoratives, elles étaient des lieux de passage, des seuils ouverts vers une perception agrandie.
Entre Rothko, Newman et Lepy, il existe donc une parenté qui dépasse le langage des formes. Bien sur, les trajectoires sont différentes : Rothko et Newman, figures historiques de l’expressionnisme abstrait américain, ont travaillé dans le contexte de l’après-guerre, dans une Amérique en quête d’un art libéré de l’Europe, monumental et spirituel à la fois. Lépy, lui, inscrit son geste dans un chemin plus intime, plus discret, mais animé par la même exigence de profondeur. Ses ceuvres, comme celles des Américains, s’adressent à la part contemplative de l’être humain.
Le peintre normand cependant, ne cherche pas à monumentaliser l'espace. Là ou Newman impose une verticalité écrasante, où Rothko construit des champs chromatiques aux dimensions presque liturgiques, JP Lepy déploie une approche plus humaine, plus sensible, qui conserve toujours une proximité avec la matière. Ses toiles révèlent une texture, une respiration du support, qui rappellent que l’oeuvre est avant tout un corps, une peau vivante. Dans ses superpositions de teintes, dans ses transparences, on perçoit une volonté d’aller au-delà de la couleur pour atteindre une vibration, un souffle.
Il y a, chez ces artistes, un refus de l’anecdote, du récit, de la figuration immédiate. Le tableau n’est pas là pour représenter le monde, mais pour en ouvrir un autre accès. Ce refus du narratif est en réalité une invitation : invitation à se tenir devant l'oeuvre comme on se tiendrait devant une porte ouverte sur l'inconnu. Newman écrivait : « Nous ne sommes pas à la recherche de la beauté, mais de l’absolu. »
Cette quête résonne profondément dans l’art de Lépy, même si celui-ci la poursuit avec une voix singulière, ancrée dans une histoire différente, mais tout aussi universelle.
Il est frappant, d’ailleurs, de constater que les ceuvres du normand fonctionnent de manière similaire à celles de Rothko et Newman : elles exigent du spectateur un engagement. On ne les « voit » pas rapidement, on ne les consomme pas en passant. Elles s’ouvrent lentement, et seulement à ceux qui acceptent de rester, de se taire, d’accueillir. C’est sans doute la condition pour qu’une peinture dépasse son statut d’objet et devienne une expérience.
A l'heure où cette exposition touche à sa fin, il convient de souligner à quel point JP Lépy nous a offert, par son travail, cette expérience rare. Non pas un simple parcours visuel, mais une traversée. Ses toiles ne se referment pas derrière nous ; elles continuent d’agir, comme une résonance que l’on emporte avec soi.
On pourrait dire, pour reprendre les mots de Rainer Maria Rilke : « L’art est le lieu où nous pouvons dire les choses qui autrement resteraient indicibles. » Rothko, Newman et Lepy, chacun à leur manière, nous montrent que la peinture est moins un langage qu’un silence habite, une ouverture vers ce qui échappe aux mots.
Ainsi, en quittant cette exposition, nous ne quittons pas les oeuvres. Elles nous accompagnent, nous interrogent, nous apaisent. Comme les grandes toiles américaines que j’ai eu la chance de contempler à New York, elles témoignent de cette conviction que la peinture peut encore être, au XXIe siècle, un espace de spiritualité et de résistance : résistance au bruit, à la vitesse, à la superficialité.
JP Lépy nous rappelle, par la force discrète de son art, que contempler une toile, c’est aussi contempler une part de soi-même. C’est sans doute le plus grand cadeau que puisse nous offrir un peintre.
Je vous remercie.
Monsieur CHRISTOPHE LE BOULANGER,
Maire de Caumont-sur-Aure (14) et vice-président de Pré-Bocage Intercom, en charge de la culture.
A l'occasion de l'exposition à la Maison citoyenne.
Artiste normand, Jean-Pierre Lépy s'est installé sur la Côte de Nacre qu'il affectionne particulièrement. Formé aux Beaux-Arts de Caen, il a enseigné ensuite les arts plastiques. Ses études d'arts plastiques et d'histoire de l'art l'ont éclairé sur la réalité de l'abstraction contemporaine qu'il a choisi d'adopter dans sa peinture. Membre de la Société des Artistes bas-normands dès 1983, il a participé aux expositions de sa région et a reçu plusieurs distinctions dont le Grand prix de peinture « Main d'or » de l'Institut Académique de Paris.
L'œuvre de Jean-Pierre Lépy semble être influencé par les différents courants abstraits américains tel que le mouvement Colorfield apparu aux États-Unis
après la deuxième guerre mondiale, et dont le parti était la création de tensions entre des "champs" colorés reflétant l'état spirituel des artistes et visant
à déclencher une émotion purement picturale chez le spectateur.
Cette abstraction se retrouve parfaitement chez Jean-Pierre Lépy.
L’artiste s'abstient de toute gestuelle qui laisserait une part au hasard, et de tout indice qui ferait référence au réel. Les compositions évoquent un équilibre parfait dans la partition de mondes contraires. La matière picturale est largement déployée sur la toile dans un rythme structuré qui se retrouve d'une œuvre à l'autre de manière sérielle. Le peintre ne laisse aucune place à la figuration ou au détail. Ces évocations d'un univers bidimensionnel opaque et saturé de couleur ont pour seule limite la ligne horizontale qui sépare les champs monochromes. C'est ce thème récurrent que l'artiste semble décliner à l'infini. La juxtaposition admirablement orchestrée de ces deux univers en apparente opposition interroge et paraît être une invitation à la méditation et au silence.
Nous sommes vraiment au cœur de l'abstraction voulue par Jean-Pierre Lépy, dont l'objectif est bel et bien atteint dans un œuvre d'une grande cohérence.
Francine Bunel-Malras, Historienne de l'art
Born in Normandy, Jean-Pierre Lépy settled on the Côte de Nacre, of which he is particularly fond. After training at the Fine Arts School of Caen, he went on to teach visual arts. His studies of Visual Arts and Art History enlightened him to the reality of contemporary abstraction, which he adopted for his own painting. As a member of the Société des Artistes bas-normands since 1983, he has participated in regional exhibitions and won several awards, including the Prix de la Main d’Or from the Academic Institute of Paris.
Jean-Pierre Lépy’s work appears to be influenced by various American abstract tendencies such as the Color Field movement, which emerged in the United States after the
Second World War. Color Field is characterised by the creation of tensions between coloured "fields", reflecting the artists’ state of mind and aiming to provoke a purely
pictorial emotion in the viewer.
This form of abstraction is wholly consistent with Jean-Pierre Lépy's work.
The artist’s brushstroke leaves nothing to chance, and no reference is made to reality in his paintings. His compositions convey a perfect balance in the division of conflicting worlds. Broad sweeps of paint on canvas create a structured rhythm and form a common thread between his works. The painter leaves no room for figuration or detail. His evocations of an opaque, two-dimensional world steeped in colour are subject only to the horizontal line that separates the monochrome fields. It is this recurrent theme that seems to provide the artist with endless possibilities for exploration. The sublimely orchestrated juxtaposition of these two apparently opposing worlds raises questions and appears to be an invitation to meditation and silence.
This is the true essence of abstraction as intended by Jean-Pierre Lépy, who certainly reaches his objective in this artwork of utmost coherence.
Francine Bunel-Malras, Art historian
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